Aujourd’hui comme hier, l’intolérance tue. Rien ne l’illustre mieux que cette retentissante affaire survenue à Toulouse, le 13 octobre 1761.
Il est environ 23 heures lorsque le Capitoul David de Beaudrigue apprend qu’un drame s’est produit rue des Filatiers, dans la maison d’un mercier. Il se dépêche sur place et découvre gisant au sol, le corps sans vie de Marc-Antoine Calas portant au cou des marques de strangulation, sous les yeux hébétés de ses proches. Le jeune-homme de 29 ans s’est-il suicidé ou a-t-il été tué ? A ce stade, nul ne le sait. Mais la rumeur s’est déjà propagée et la clameur publique tient le nom du coupable. C’est son père, Jean Calas, qui l’a assassiné ! David de Beaudrigue embarque donc tous les présents. Il est vrai que le tort de cette famille ordinaire est d’être protestante, dans une ville qui avait désapprouvé l’Edit de Nantes et où depuis sa révocation, les Huguenots sont mal tolérés. Cette forte hostilité ne facilite pas l’instruction de l’affaire, d’autant que les suspects ne cessent de se contredire. Jean Calas, son épouse et leur fils Jean-Pierre, ont beau être soumis à la question ordinaire et extraordinaire, c’est-à-dire à la torture la plus poussée, aucun aveu ne peut leur être extorqué. On s’en remet donc au mode de preuve habituellement pratiqué par la justice de l’Ancien-Régime : l’appel public aux témoignages, dont tout juriste sait à quel point ils sont peu fiables, surtout dans un contexte aussi venimeux. Pas moins de 87 témoins qui n’ont évidemment rien vu sont ainsi entendus et sans surprise, c’est l’infanticide qui est retenu. La messe est dite. Jean Calas est jugé coupable du meurtre de son fils et condamné. Quant au mobile, il est évident. Il voulait empêcher son fils de se convertir au catholicisme. L’accusé clame son innocence jusqu’à son dernier souffle. Mais lorsque Place Saint-Georges, il finit par expirer sous les coups de barre de fer et après deux heures d’agonie sur la roue, l’affaire Calas n’est pas terminée. Elle ne fait que commencer.
Voltaire, d’abord convaincu de la culpabilité de l’accusé, voit sa curiosité affûtée en découvrant les détails du procès. Entouré des meilleurs avocats, il entreprend un long travail d’enquête minutieux en vérifiant un à un chaque élément du dossier. Désormais persuadé de l’erreur judiciaire, il se lance un défi prodigieux vu les faibles moyens de communication de l’époque : rétablir l’innocence de Jean Calas, en remuant ciel et terre et en dénonçant l’injustice, partout où il peut. Son entreprise est un succès puisqu’elle permet la révision du procès entaché de vices de procédure, en même temps que la publication de son célèbre « Traité sur la Tolérance ». Le 9 mars 1765, Jean Calas et sa famille sont définitivement réhabilités ; décision légitime compte tenu des irrégularités qui affectaient le procès.
Pour autant, les circonstances précises de la mort de Marc-Antoine ne sont toujours pas élucidées. Si pour nombre d’historiens, qui ne sont pas des spécialistes du crime, il n’y a pas lieu de s’interroger ; Ce n’est pas l’avis de certains pénalistes qui pensent que la justice a laissé des hypothèses de côté.
Marc-Antoine s’est-il suicidé ? C’est possible. On lui prêtait une âme sombre et mélancolique. Sa vocation d’avocat était aussi contrariée par sa religion protestante et l’impossibilité de produire le certificat de catholicité requis pour accomplir sa destinée. Il n’est pas non plus exclu que la famille ait voulu cacher sa fin tragique, pour éviter que la dépouille du jeune homme soit exposée à une infamante exhibition à travers la ville sur une claie ; sort habituellement réservé aux suicidés.
Jean Calas a-t-il tué son fils ? Pour feu Roger Merle, grande figure du Barreau toulousain et professeur de droit criminel à l’université, on ne peut l’écarter. Jean Calas était en conflit avec son fils, qui dérobait dans la boutique pour financer son addiction au jeu et il l’avait déjà violenté. Les cris entendus le soir même peuvent accréditer la thèse d’une nouvelle dispute qui aurait mal tourné. Les personnes présentes dans la maison avaient un intérêt évident à nier l’homicide, afin de ne pas être déclarées complices et échapper à la peine capitale.
Marc-Antoine a-t-il été tué par un tiers extérieur à la famille ? Cette hypothèse plausible aurait dû être explorée. Certes, la porte d’entrée était fermée le soir du meurtre. Elle n’a pas été fracturée et un loquet empêchait de l’ouvrir de l’extérieur. Mais on ne peut pas exclure que le criminel, proche de la victime, ait possédé une clé, soit entré plus tôt dans la journée et se soit caché, ou que Marc-Antoine lui-même l’ait introduit, avant d’être trucidé pour un motif inconnu et probablement étranger à toute considération religieuse.
Dès lors, l’unique certitude est que faute de preuve, Jean Calas ne pouvait pas être condamné. Son exécution due au seul fanatisme, s’est érigée en symbole national d’une éclatante erreur judiciaire.
En ces temps troublés, j’ai souhaité rendre hommage à cette victime emblématique de l’intolérance qui, comme tant d’autres, a sans doute contribué à l’évolution de notre droit et à la consécration moins de deux siècles plus tard, de la laïcité. A l’heure où l’intolérance fleurit de tous côtés et où la laïcité est menacée, n’est-il pas opportun de se remémorer ce sordide procès ? A l’évidence, c’était une autre époque et les règles juridiques ont changé, même si l’erreur judiciaire reste un risque inhérent à tout procès. De tous temps, certaines affaires, par manque de preuve ou instruction mal orientée, sont restées inexpliquées. L’actualité confirme hélas qu’il arrive encore que des innocents soient condamnés. Mais heureusement, l’intolérance ne fonde plus la preuve. L’écho tonitruant des injustices du passé a résonné.
Les préjugés et les certitudes ont toujours empêché la réflexion, la mesure, l’émancipation et le progrès. La laïcité est un rempart contre l’intolérance. A l’école, elle confère à tous et à égalité, la liberté de croire ou de ne pas croire, mais aussi à chacun la possibilité de s’extraire un instant de son carcan social, religieux ou idéologique, pour construire sa propre identité. Dans les tribunaux, elle est la condition de la neutralité indispensable à une justice impartiale et éclairée.
Quant à l’affaire Calas, chacun demeure libre de croire à la thèse du suicide, de ne pas y croire ou de douter…